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Machann aleken : les cuisiniers de la survie populaire

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Dans les rues animées de Port-au-Prince, Pétion-ville ou Delmas, ils sont partout. Souvent ignorés, parfois critiqués, les marchands d'« aleken » nourrissent chaque jour des milliers de bouches avec un plat modeste mais essentiel. Plus qu’un métier, leur activité est un symbole de résistance, de solidarité et de survie dans une Haïti en crise.



Dans les ruelles étroites des quartiers populaires, sur les trottoirs bondés du centre-ville ou à l’ombre des tonnelles en tissus usés, l’odeur familière du riz chaud se mêle à celle de la poussière et du goudron brûlant, les marchands d’« aleken » installent leur modeste étal.


Parfois, c’est à même une brouette ou dans une cuvette qu’ils parcourent les rues en criant : « aleken cho ! Aleken bon ! ». Là où l’État et les grandes industries alimentaires échouent à nourrir les plus pauvres, ces marchands deviennent un recours quotidien pour des milliers d’Haïtiens. À petit prix, ils offrent un plat qui apaise la faim et rappelle l’enfance à bien des citadins.


David Décius, 52 ans, connaît bien ce métier. Installé au cœur de Pétion-ville, sa chaudière vide entre 8h30 et 9 heures, la sueur perle sur son front, mais il esquisse un sourire.


« Cette activité est ma principale source de revenus. Grâce à elle, j'interviens sur tous mes besoins vitaux : je paie le loyer, la scolarité de mes enfants, nourris ma famille et je participe à des structures économiques sociales et solidaires. »


Comme lui, ils sont des milliers à faire vivre leurs foyers grâce à cette activité, dans un contexte économique où le travail formel reste un privilège inaccessible pour beaucoup.



Plus loin, sous une vieille bâche tendue entre deux murs décrépis, Gertrude Bien-Aimé sert son riz encore fumant à une file de clients pressés. Dans ses yeux, brille une détermination farouche. Elle refuse qu’on la réduise à une simple vendeuse de rue. Pour elle, ce métier est un choix.

« Je ne me laisserai jamais exploiter par les puissants capitalistes bourgeois dans une usine. Ici, je gagne ma vie, je soutiens des compatriotes, bien qu’il ait un petit prix, mais je les aide quand même. Je me sens vivante et utile quand mes clients m’appellent “manman lavi”. Il n’y a pas ce bien-être dans les usines.»


Gertrude incarne une forme de résistance silencieuse, une manière de revendiquer sa place et sa dignité dans une société stratifiée.


Client régulier, Lineda Estime ,s’installe sur un petit banc dans un coin de l'autoroute de Delmas pour savourer son bol d’« aleken ». Pour elle et beaucoup d’autres, ces marchands sont des sauveurs anonymes.


« Face à l'inflation, les marchands d'aleken sont ceux qui nous gardent en vie. Grâce à eux, avec le peu d'argent qu'on a, on trouve de quoi manger. »


En pleine crise économique, ce plat accessible est devenu un rempart contre la faim dans les quartiers populaires.


Maxo, jeune consommateur, ne rate jamais son rendez-vous avec son fournisseur . Les conditions d’hygiène sont précaires, il le reconnaît sans détour, mais la faim impose ses lois.


« Les conditions sanitaires et hygiéniques sont certes difficiles, mais vous savez : sak vid pa kanpe. Si je meurs de faim, je ne pourrai ni voir ni critiquer les insalubrités. J’ai pas de grands moyens pour aller ailleurs. Je dois faire avec. »


Son discours, aussi lucide que résigné, témoigne de la dure réalité dans laquelle évoluent cette activité. Les marchands, souvent accusés d’insalubrité alors qu’ils sont eux-mêmes victimes d’un système défaillant.


Observateur attentif de la situation, Nickenson Baptiste, étudiant en Travail social, remet les pendules à l’heure. Pour lui, accuser les marchands d’« aleken » des problèmes de propreté publique est une injustice.


« C'est le pays en entier qui est pollué. Les marchands d'aleken sont loin d'être responsables. C'est à l'État de s'assumer et nettoyer les rues. »


Son analyse replace le problème dans son contexte structurel : l’abandon des espaces publics et l’absence de politiques d’inclusion économique et sanitaire.




Derrière ces petits plats servis à même la rue, c’est tout un pan de l’économie populaire haïtienne qui s’exprime. Le commerce d’« aleken » s’inscrit dans ce vaste secteur informel qui représente près de 80 % de l’activité économique du pays. En l’absence d’emplois formels et de couverture sociale, ces marchands assurent leur propre survie et, par extension, celle de milliers de clients dans des quartiers abandonnés des autorités.


Loin d’être un simple plat de fortune, l’« aleken » porte aussi une valeur symbolique forte. Hérité du XXe siècle, il est devenu le repas des rues par excellence, celui qu’on consomme vite, pas cher, à toute heure et dans n’importe quel quartier. Sa simplicité — riz aux pois, bien épicé — tranche avec les standards gastronomiques élitistes, souvent inaccessibles aux classes populaires.


Ce plat a aussi une fonction sociale : il alimente les relations de quartier, les solidarités quotidiennes et les échanges informels. Il rappelle, à sa manière, que les Haïtiens restent capables de s’organiser, de s’entraider et de construire des alternatives dans un environnement hostile.


Mais ce dynamisme a un prix. L’absence de politiques publiques en matière d’assainissement, de gestion des marchés publics et de protection sociale expose ces marchands à des conditions de travail précaires, à des risques sanitaires et à des stigmatisations fréquentes.


Comme le souligne Nickenson Baptiste, ce n’est pas aux marchands d’« aleken » de porter la responsabilité de l’insalubrité urbaine. Leur activité ne fait que refléter le désordre généralisé, conséquence d’un État démissionnaire et d’un espace public livré à lui-même.


Dans les rues d’Haïti, les marchands d’« aleken » sont plus que de simples vendeurs de riz. Ils sont les visages quotidiens d’une économie populaire qui pallie les défaillances de l’État, les gardiens d’une mémoire culinaire, et les témoins d’une société en survie permanente. Derrière chaque bol d’« aleken », il y a une histoire de lutte, de solidarité et de dignité préservée dans la précarité.


Si leurs tonnelles de fortune et leurs brouettes fatiguées disparaissaient demain, c’est tout un pan de la vie urbaine qui s’effondrerait, privant les plus vulnérables de leur dernier recours alimentaire et d’un lien social irremplaçable.


Les marchands d’« aleken » méritent d’être vus et reconnus non plus comme des ombres dans le décor, mais comme des acteurs essentiels de la résilience haïtienne. Tant qu’il y aura des ventres vides et des rues sans services publics, ils seront là, avec leur sourire tenace, à cuisiner la survie et à servir bien plus qu’un simple repas.


 
 
 

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